Comparé au T-33, le Mystère IV est une « bête ». C’est un avion d’armes encore en service, il est (un peu) supersonique et pèse huit tonnes. Ses ailes en flèche ne sont pratiquement pas visibles depuis le cockpit, et nos jambes y sont reliées au siège éjectable par des sangles. Pour nous, aspirants pilotes de chasse, ce premier vol sur monoplace de combat, sans entraînement sur un simulateur ou sur une version biplace qui n’existent pas, c’est le lâché qui compte : le vrai.
A la fin des cours au sol, après avoir passé avec succès le test qui consiste, les yeux bandés, à saisir avec les doigts les commandes et autres interrupteurs qui nous sont demandés par un instructeur et après avoir répondu, par écrit, à des questionnaires très techniques, nous traversons le parking et nous nous installons au 5ème escadron, l’escadron des « pilotes supersoniques ». Là, nous sommes répartis par groupe de trois élèves. Chaque groupe est pris en charge par un instructeur qui assure les derniers préparatifs, fait les derniers briefings au sol, en salle ou dans l’avion, et qui nous accompagnera, nous guidera, nous maternera, pour le premier vol.
C’est l’hiver. Le temps au nord de la Loire n’est pas beau, les lâchers ne sont pas possibles. Nous prenons notre mal en patience, mais l’énervement commence à gagner notre petite troupe. Au bout de deux semaines sans voler, il est question de nous faire refaire quelques vols sur T-33. Pour des chasseurs, a priori pilotes de monoplaces : c’est la honte ! Finalement, la grenouille remonte sur son échelle. Nous avons eu à la fois le temps de connaître nos moniteurs et de peaufiner l’avion. Les premiers lâchers sont programmés.
Les plaquettes métalliques sur lesquelles sont inscrits nos noms, apparaissent pour la première fois au tableau sur lequel les commandants d’escadrille inscrivent les ordres de vol. C’est le tableau d’ordres. Ce jour là, il ne s’agit que de répéter une dernière fois les procédures et les actions vitales, avant le roulage et après le retour au parking. Nous ferons notre première mise en route réelle du réacteur, et les plaquettes à nos noms resteront accrochées au tableau d’ordres.
Cette répétition est en fait la seule répétition complète que nous aurons faite. Nous sommes complètement équipés pour le vol, avec casque, combinaison anti-g, carte, trousse de secours, etc. Chacun des trois élèves est encadré par un instructeur qui, debout sur l’échelle qui permet d’accéder au cockpit, surveille son travail et le guide. Grondement du réacteur au démarrage, derniers conseils, derniers commentaires, avant une soirée calme et un sommeil un peu troublé par l’attente du lendemain.
Chacun pense : Pourvu que je sois à la hauteur.
Le lendemain matin, 21 décembre 1965, en ouvrant l’œil nous voyons que le ciel est pratiquement dégagé. La météo est avec nous : c’est le grand jour. Quand nous arrivons à l’escadron nous sommes un peu excités et notre premier coup d’œil est pour vérifier la présence de notre plaquette sur le tableau d’ordres. Chacun de nous, avec ses deux camarades et son instructeur savoure le numéro de SON avion. Après le dernier briefing, nous nous dirigeons vers notre avion, en compagnie de l’instructeur qui nous avait aidé la veille.Mise en route du réacteur, actions vitales sous le contrôle du moniteur debout sur l’échelle. Dernier coup d’œil du chef qui s’assure que tout est en ordre.
» Amusez vous bien, c’est une belle aventure qui commence ! «
Une tape amicale sur le casque, l’échelle qui s’éloigne. Seul.
Je suis seul pour faire voler un ‘monstre‘ que je n’ai même jamais encore fait rouler au sol.
Manœuvrer au sol un avion de chasse à train tricycle ne pose guère de problème, quand on a appris à manœuvrer un T-33. Aussi, les quatre Mystère IV, les trois élèves devant, l’instructeur fermant la marche, sont rapidement prêts pour s’aligner sur la piste et pour décoller. Essai radio avec le commandant d’escadrille qui, debout à coté de sa jeep, s’est placé en début de piste pour contrôler les trajectoires d’atterrissage des lâchés. Alignement sur la ligne blanche matérialisant l’axe de la piste et, pour la première fois, je pousse la manette en avant, à fond, en écrasant les freins pendant que le nez de l’avion s’incline vers le sol sous la poussée du réacteur.
Dernières vérifications, température tuyère OK. L’autorisation de décollage est donnée par la tour.
Je déclenche le chronomètre pendant que mes pieds libèrent les freins. C’est parti. Pendant la course du décollage ma concentration est telle que, après avoir fait les gestes que j’ai tant de fois imaginés et répétés dans ma tête, je me retrouve en l’air, heureux, tentant toujours de maîtriser l’assiette de ma nouvelle monture. Quand le train est rentré la joie éclate : je suis seul aux commandes d’un avion de chasse, un vrai.
Notre petite équipe de quatre se rassemble pour monter vers la zone d’évolution qui lui est réservée et la tension redescend un peu. A l’arrivée sur zone, je contrôle à peu près l’assiette et l’inclinaison et, dans mon coin, je me familiarise avec cette nouvelle monture. Virages plus ou moins serrés, variations d’assiette et de vitesse, sorties et rentrées du train d’atterrissage et des volets, évolutions à la vitesse de finale et aussi, comme la plupart d’entre nous, quelques tonneaux … Au bout d’une vingtaine de minutes, l’instructeur qui nous surveille du coin de l’œil bat le rappel, rassemble son « troupeau » et le ramène vers la base pour l’atterrissage.
La base appartient alors aux lâchés Mystère IV. Dans les hangars et même dans les bureaux, il y a du monde aux fenêtres. Nous devons d’abord effectuer un premier circuit d’atterrissage avec remise des gaz à 300 pieds (100 mètres) minimum, en écoutant respectueusement les commentaires, les conseils ou les insultes parfois teintées d’effroi, proférés par le commandant d’escadrille qui, de sa jeep et courageusement, nous surveille et nous guide pendant la finale. Ce premier circuit est relativement relax, car je ne dois pas atterrir. Remise de gaz, rentrée du train et des volets, retour au point d’entrée pour un deuxième circuit d’atterrissage. Au cours de la deuxième approche, je suis plus confiant, mais aussi un peu plus tendu car, si le commandant d’escadrille qui contrôle les finales ne m’ordonne pas de remettre les gaz, je suis autorisé à me poser.
En courte finale je ressens un savant mélange de stress, de concentration, d’espoir et de fatalité qui, quelques secondes après le contact des roues avec la piste à une vitesse que je n’ai jamais connue, disparaît au profit d’une période de relaxation. La séquence relax est brutalement compromise au passage du panneau de piste indiquant ‘1200 mètres restants’. Je réalise que la partie n’est pas terminée et qu’il me faut arrêter l’avion avant la barrière d’arrêt qui, si tout se passe bien, doit rester couchée au bout de la piste.
Tout le monde rentre sain et sauf au bercail et l’ambiance, à l’escadron, est aussi brillante que nos yeux, en célébrant comme il se doit cette étape majeure de notre vie. Après 15 heures de vol sur Mystère IV, nous sommes enfin brevetés ‘pilote de chasse’, fiers de montrer partout notre insigne de pilote, le macaron à deux ailes, et de voir les plaquettes à nos noms figurer dans la colonne ‘pilotes’ du tableau d’ordres … Il faut dire que, jusque là, elles étaient accrochées dans la colonne ‘bœufs’ …
Après 25 heures de vol sur « la bête », nous bouclons nos valises pour rejoindre la 8ème escadre de chasse, à Cazaux.
Copyright: Denis Turina, avec Eric Moreau pour les photos, et escadrilles.org