Si la guerre en Ukraine fait penser (de loin) à une guerre de 14-18 v2.0, c’est pour plusieurs raisons, l’une étant l’incapacité pour chaque belligérant de créer temporairement une zone de suprématie aérienne, condition nécessaire pour que les missions de CAS permettent fassent sauter les verrous terrestres et ainsi de favorisent les mouvements.
La densité, la diversité et l’efficacité des défenses anti-aériennes sont à la source de cette impossible suprématie aérienne : faute de pouvoir éliminer les multiples étages de défense sol-air, l’aviation russe ne peut vraiment utiliser son aviation tactique au dessus du front ; il en est de même pour ce qui reste de l’aviation ukrainienne. Cette situation amène une réflexion sur l’état actuel des systèmes air-sol employés par l’aviation française : après que les missiles anti-radar AS-37 ont été retirés du service, rien n’est venu les remplacer. C’est une autre exception française.
Alors que les autres pays européens, en particulier l’Allemagne, la Grande-Bretagne et l’Italie, et bien sûr les USA, ont continué à s’équiper et à s’entraîner pour le SEAD (Suppression of Enemy Air Defenses) avec missiles anti-radar, la France a cessé d’utiliser ces engins. Allemagne et Italie possèdent des escadrons de Tornado spécialisés dans la suppression des défenses aériennes, ils sont équipés du missile américain AGM-88 Harm, dans ses différentes versions. La RAF a utilisé jusqu’en 2013 le missile Alarm sur ses Tornado …
Historiquement, les Américains ont été les premiers à développer les missiles anti-radar et à les utiliser au Vietnam : il s’agissait de l’AGM-45 Shrike (issu du Sparrow), dont la portée était limitée (et inférieure à celle des missiles SA-2 nord-vietnamiens), puis de l’AGM-78 Standard ARM, supersonique lui aussi, mais à plus longue portée.
Puis, à partir de 1985, les USA ont intégré l’AGM-88 Harm à leur panoplie, tout en continuant à utiliser les missiles plus anciens, moins coûteux, au moins jusqu’à la guerre d’Irak de 1991. Pesant 461 kg pour 4.17 de long et une vitesse de Mach 2.9, la portée du Harm de base varie entre 25 et 150 km selon l’altitude de l’avion lanceur.
Les versions avancées (E,G) ont des allonges plus importantes, l’AGM-88G (AARGM-ER) destiné à être emporté en soute des F-35A et C, étant lui quasiment un nouveau missile propulsé par un combiné stato-fusée. Face à ces avancées importantes, la France était donc restée dans l’expectative.
Du temps des Mirage IIIE et Jaguar la suppression des défenses anti-aériennes adverses était prise au sérieux, et même prioritaire au sein de la FATAC : elle était nécessaire à l’emploi des armes nucléaires tactiques AN-52 par les Mirage IIIE de la 4 et les Jaguar de la 7. La mise en oeuvre des AS-37 Martel était une des missions primaires de la 3ème escadre de chasse grâce à ses Mirage IIIE et aux Jaguar du 3/3 Ardennes.
Le missile AS-37 était un engin de première génération, subsonique et à programmation manuelle : il fallait sélectionner la bande de fréquence focale à terre, en fonction des défenses sol-air ciblées. Sur Mirage, la mission était très exigeante pour les pilotes et commençait par un décollage à pleine charge, avec un missile, deux bidons de 1700 litres, et des brouilleurs en points extérieurs. La recherche du radar ennemi, le verrouillage du missile sur sa fréquence, puis l’accession au domaine de tir du missile, tout ceci en basse altitude, demandaient des actions précises et rapides du pilote.
L’adaptation du Martel au Jaguar dès 1977 ne posa pas de problème majeur, ce qui fit que le 3/3 Ardennes, puis le 2/11 Vosges (lorsque le 3/3 passa sur IIIE) furent des spécialistes du Martel ; le Vosges avait auparavant une vocation à la guerre électronique. L’importance du couple Jaguar-Martel était évidente : le Jaguar était à cette époque le seul avion de combat déployable au loin, le ravitaillement en vol aidant.
D’ailleurs, la seule action de guerre effectuée par un Martel français est restée dans les mémoires, elle date de janvier 1987 : lors d’une confrontation avec la Libye sur fond de conflit au Tchad, il avait fallu en effet supprimer le système de missiles anti-aériens de l’aérodrome de Ouadi Doum. Cette opération ne fut pas facile à réussir, elle fut réalisée par un détachement du 3/3 Ardennes, allié à d’autres moyens aériens.
Bien que le Martel fut un peu dépassé dans les années 90, au moins sur le théâtre européen, la mission fut transférée au 1/7 Provence lorsque le Vosges fut dissous, le 31 juillet 1996. Par contre, le missile ne fut adapté ni sur le 2000D, ni sur le F-1CT ; sans doute que la multiplication des menaces sol-air, en particulier les lanceurs et stations mobiles, rendaient le Martel obsolète. Le missile fut retiré de l’inventaire en 1998 ou 1999.
On en resta là du côté français pour ce qui est des missiles anti-radar : peut-être que l’on comptait sur d’autres armes guidées, style Scalp ou AASM pour venir à bout des défenses anti-aériennes adverses ? Ou alors, plus tard, conséquence de l’intégration complète à l’OTAN, les autorités avaient-elles décidées de se reposer sur l’action aérienne d’un allié encore détenteur de cette capacité ? Ou bien le système Spectra du Rafale était-il jugé assez performant pour déjouer les défenses et permettre ‘l’entrée en premier’ ?
En tout cas, on observa le deuxième cas de figure en 2011 : lors du déclenchement de l’opération Harmattan, les installations radar libyennes furent la cible (entre autres) des missiles Harm des Tornado italiens. De même, des F-16CJ du 52nd Fighter Wing de Spangdalhem (spécialistes du SEAD) faisaient partie du dispositif offensif de l’opération Hamilton, organisée en rétorsion de l’usage d’armes chimiques par le gouvernement syrien … on ne sait pas si des missiles Harm furent utilisés, apparemment non.
Très probablement, les missiles anti-radar font partie de la liste de courses de l’Armée de l’Air (et de la Marine) pour la décennie qui est entamée : développement d’un matériel nouveau ou approvisionnement sur étagère chez le grand allié américain ? Les paris sont ouverts.
Alexandre et escadrilles.org