Ayant mené à bien le développement des Mirage 2000C et B, Dassault s’attela à développer une version de pénétration tous-temps dès 1979. Le client ciblé était évidemment l’Armée de l’Air, puisqu’à cette époque la politique française d’exportation d’armes excluait la vente à l’étranger de systèmes offensifs spécialisés.
En effet, en 1985 les Mirage IIIE ont dépassé les 20 ans d’âge et ce n’est qu’au prix d’un entraînement intensif que les équipages des 3ème, 4ème, 7ème (sur Jaguar) et 13ème escadres de chasse parviennent à demeurer crédibles dans leurs missions principales respectives : l’ouverture de corridors au travers des défenses du pacte de Varsovie (Nançy Ochey et Colmar), et la délivrance de l’armement pré-stratégique d’ultime avertissement (arme nucléaire AN-52) en cas de conflit armé menaçant les intérêts vitaux de la France (Luxeuil-les-bains, et Saint-Dizier pour les Jaguar).
De plus, on doit songer à remplacer les Mirage IV des Forces Aériennes Stratégiques (FAS) dans leur mission de dissuasion nucléaire stratégique (missile ASMP), car le potentiel de ceux-ci va atteindre ses limites, bien que 19 avions aient été modernisés au standard IVP entre 1983 et 1987 (ils servent au sein des l’EB 1/91 et 2/91, et aussi du CIFAS 328).
Destiné à remplacer plusieurs types d’avions en mission de pénétration nucléaire, le 2000N est d’emblée conçu pour la pénétration basse altitude et l’attaque d’objectifs situés à portée de missile ASMP. Le radar de suivi de terrain Antilope 2, les deux centrales inertielles SAGEM, et les visualisations couleurs tête basse confèrent à l’avion la précision de navigation voulue.
La capacité à voler très bas (200 pieds) et très vite (600 noeuds) par tout temps, de jour comme de nuit, en suivi de terrain automatique, ainsi qu’un système moderne de contre-mesures, et le vol en équipage à deux, donnent au nouveau Mirage une bonne survivabilité même en milieu fortement défendu.
La possibilité d’emporter deux réservoirs supplémentaires de 2000 litres et le ravitaillement en vol confèrent à l’avion une allonge suffisante pour atteindre les intérêts vitaux des ennemis potentiels de la France à cette époque « pré-chute du mur ». Enfin, l’emport en position ventrale d’un unique missile ASMP, de type « tire et oublie », assure à l’équipage et à l’avion des chances raisonnables de revenir à la maison une fois la mission d’ultime avertissement accomplie.
Même si le radar Antilope 5 est dédié aux fonctions air-sol, il conserve néanmoins des capacités limitées en air-air avec une portée en détection de l’ordre de 15 nautiques. Les deux missiles air-air Magic 2 emportés pour son auto-défense associés aux capacités manœuvrières du 2000N en font un adversaire redoutable pour tout chasseur qui se risquerait à l’affronter en combat air-air (à condition bien sûr qu’il ait largué ses deux « grosses couilles », c’est le surnom peu élégant donné aux bidons de 2000 l). Le Mirage 2000N est toutefois privé de canons de 30mm pour le combat rapproché.
Après le vol du prototype le 3 février 1983 suivi d’un développement de 6 années, c’est naturellement au CEAM de délimiter le domaine d’emploi du 2000N à partir de 1986 (le premier exemplaire de série ayant volé le 3 mars 1986). C’est logiquement à la « Quatre » de Luxeuil de réceptionner le nouveau vecteur nucléaire de l’Armée de l’Air, le 1/4 Dauphiné touchant ses premiers exemplaires en mars 1988.
Grande révolution à Luxeuil où les Mirage IIIE, pourtant présents sur la base à peine depuis 22 ans, prennent soudain un sacré coup de vieux. Le 27 août 1988, le binôme 2000N-ASMP est opérationnel sur la BA-116, les 21 premiers appareils étant au standard K1, c’est-à-dire capables uniquement de tirer le missile nucléaire, sans la capacité de délivrer de l’armement conventionnel (bombes, roquettes, …).
Le 2/4 La Fayette est lui opérationnel sur le chasseur-bombardier dès le 1er juillet 1989, et ceux du Limousin le 1er août 1990. A cette époque, les productions en grande série permettent l’équipement des unités à un rythme soutenu : le budget militaire de la France représente alors environ 3% du PNB, guerre froide oblige, même si le mur de Berlin s’est écroulé récemment.
Dès le début des années 90, les 2000N sont livrés au standard K2. Cette évolution du système d’armes leur permet de délivrer des armes conventionnelles non guidées laser. Les 21 premières machines seront rapidement rétrofitées à un standard proche du K2. Dans un premier temps, les 2000N K1′ équipent le 3/4 Limousin à Istres, et les K2 le 1/4 et le 2/4 à Luxeuil.
Les 75 Mirage 2000N livrés à l’Armée de l’Air permettent d’équiper les trois escadrons de la « Quatre » au grand complet avec une dotation de 60 avions tout en bénéficiant d’avions en réserve dans les entrepôts de la base aérienne de Châteaudun. Puisque la mise au point du 2000D, la version tactique, se fait un peu attendre, il est même décidé d’équiper un des escadrons de Nancy, le 2/3 Champagne à partir de mars 1991 en puisant dans la réserve des FAS.
Le 2/3 volera ainsi sur 2000N K2 jusqu’en 1996 pour la mission d’attaque au sol. Malheureusement il aura le triste privilège de perdre un avion au combat le 30 août 1995, au-dessus de la Bosnie. L’équipage s’éjectera sans grand dommage, mais sa libération donnera lieu à de pénibles tractations avec les Serbes.
Les 2000N K2 de la « Quatre » auront également l’honneur de prendre part aux opérations aériennes menées au-dessus de la Bosnie. Ils s’y illustreront en bombardant le terrain d’Udbina en Krajina au cours du mois de novembre 1994.
Avec la déflation progressive du parc Mirage IVP, il est décidé en septembre 1991 de placer les escadrons de la « Quatre » sous le commandement des FAS. En effet, les capacités de pénétration nucléaire du 2000N sont sensiblement équivalentes à celles du « vieux biréacteur ».
Il apparaît alors logique de réunir la flotte de vecteurs nucléaires de l’Armée de l’Air sous la seule bannière des FAS pour la rendre homogène dans l’accomplissement de la mission de dissuasion nucléaire stratégique.
Par ailleurs, le démantèlement du pacte de Varsovie associé à la mise en place de démocraties dans presque tous les pays ex-satellites de l’URSS, rendirent très hautement improbable l’invasion massive de l’Europe de l’Ouest par des moyens conventionnels provenant de ces pays. De ce fait, la mission d’ultime avertissement, visant des objectifs immédiats au-delà du rideau de fer, dévolue aux escadrons de la « Quatre », sera abandonnée.
Ayant pris de l’envergure avec le renforcement de leur personnel navigant (passage du monoplace au biplace), les trois escadrons de 2000N adoptent chacun une troisième escadrille en 1991: la SPA 92 pour le 1/4 (le 12 juillet), la SPA 160 pour le 2/4 (le 1er septembre), et la SPA 96 pour le 3/4 (le 8 juin).
Le dernier exercice Poker des Mirage IVP aura lieu le 30 et 31 mai 1996. A compter de cette date, l’EMA décide de consacrer le potentiel restant des Mirage IVP à la mission de reconnaissance stratégique au sein de l’ERS Gascogne à Mont de Marsan.
Cette date officialisera aussi le passage du témoin entre le Mirage IVP et le Mirage 2000N pour l’accomplissement de la mission nucléaire stratégique. En reprenant intégralement les missions attribuées aux Mirage IVP, les 2000N deviennent alors les seuls vecteurs nucléaires stratégiques de l’Armée de l’Air.
De 1996 à 2010, c’est l’âge d’or du 2000N avec un effectif de trois escadrons à 20 avions opérationnels. Leur polyvalence est complète.
Ils sont capables de basculer sans préavis de la mission conventionnelle d’attaque au sol à la mission nucléaire stratégique.
L’avion et les équipages ont notamment l’occasion de démontrer leurs capacités au cours des exercices conventionnels tels que Red Flag aux Etats-Unis.
Malgré une mission extrêmement exigeante, peu de crashs d’avions sont à déplorer au cours de cette période (une petite dizaine en 23 ans), car l’avion est très fiable et les équipages parfaitement rodés à remplir toutes les missions.
Plusieurs fois par an, les exercices Poker permettent de valider la montée en puissance de la chaîne d’engagement nucléaire. Il faut préciser que les 2000N ne sont jamais équipés d’ASMP « bons de guerre » au cours des vols d’entraînements, mais seulement de maquettes. En revanche, au cours des phases de montée en puissance lors de certains exercices, le Mirage 2000N peut être équipé de son ASMP réel, au sol.
Avec 75 Mirage 2000N livrés pour 60 avions en dotation dans les escadrons, il y a suffisamment de 2000N pour compenser l’attrition et le vieillissement des cellules. Jusqu’à l’année 2011, les Mirage 2000N ne participent plus aux opérations extérieures, même si occasionnellement ils participent à des exercices à l’étranger (comme des avions du Limousin au Sénégal en 2009).
Les opérations aériennes menées au-dessus de la Libye en 2011 réhabilitent le 2000N comme chasseur bombardier classique. Un détachement de la « Quatre » prend part à l’opération Harmattan depuis la base aérienne de La Sude en Crète.
Modernisation oblige, la prise d’alerte nucléaire par l’EB 1/91 Gascogne sur Rafale justifie le réduction de format à deux escadrons opérationnels sur Mirage 2000N à compter du mois de juillet 2010. La dissolution du 1/4 Dauphiné est ainsi scellée.
Simultanément, l’introduction du standard 2000N K3 permet le tir du nouveau missile ASMP-A à portée augmentée, ainsi qu’une navigation plus précise grâce à l’utilisation du GPS, et la mise à jour du système d’autoprotection. A l’origine, il était prévu de moderniser 50 Mirage 2000N, mais la commande a ultérieurement été limitée à 30 systèmes.
Conséquence immédiate d’une nouvelle diminution de format imposée à l’Armée de l’Air, la dissolution d’un second escadron de 2000N est décidée pour 2011. Le 3/4 Limousin est dissous à partir de septembre 2011.
Le 2/4 La Fayette, l’unité la plus ancienne de feu « La Quatre », est déplacé vers la BA 125 d’Istres. Ainsi, depuis l’automne 2011, seulement deux escadrons de bombardement stratégique subsistent, le 2/4 La Fayette à Istres et le 1/91 Gascogne à Saint-Dizier.
Doté d’une trentaine de 2000N-K3, le 2/4 a les moyens d’assurer sa mission pendant de longues années encore. Les nombreuses cellules de Mirage sont en effet loin d’avoir atteint leur limite de fatigue (souvent voisine de 5000 heures de vol). Seule une obsolescence des systèmes pourrait altérer dans le futur la faculté des 2000N à assurer avec succès ses missions.
Le rythme des livraisons de Rafale « Air » n’atteignant pas les dix unités par an pour pourvoir à l’équipement de trois escadrons (le Lorraine, le Normandie-Niémen et l’ Alsace), le dernier escadron de 2000N, le La Fayette, a encore de beaux jours devant lui.
L’avion aura alors 32 ans de service, ce qui en fera presque un pré-retraité si l’on considère le standard actuel de longévité pour les avions de combat de l’Armée de l’Air (Jaguar, Mirage F-1CR).
Sous toutes réserves, les 2000N devraient parcourir nos cieux jusqu’en 2018 … à moins que les autorités ne décident d’un nouveau régime amaigrissant pour les forces aériennes. Mais se priver d’un autre escadron nucléaire serait de facto altérer fortement la capacité de dissuasion française, à cause de la vulnérabilité d’une seule et unique implantation aérienne pour assurer cette mission. Donc mettre en danger une doctrine établie il y a presque 50 ans par un certain Général.
Copyright: Alexandre et Jean-François Lipka, escadrilles.org