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Le Skyraider (familièrement appelé Sky) était assurément l’avion le plus sale de sa catégorie. Bien sûr, en meeting aujourd’hui, ils sont à la fois bariolés, souvent jusqu’à l’extravagance, surtout quand ils ont été remis aux couleurs américaines et astiqués après chaque vol ; on ne s’imagine pas le temps que passent les mécanos à les rendre présentables au public !
En Afrique et en opérations, la saleté n’étant pas un motif sérieux d’indisponibilité avant remise en œuvre pour la mission suivante, le service de piste n’avait d’attentions que pour le plein d’essence, d’huile et de munitions et que pour les pannes signalées par les « cochers » sur la forme 11 [1]. A l’exception des glaces avant et des verrières qui devaient redevenir impérativement transparentes, il n’était nullement question de gaspiller les chiffons toujours présents dans les poches des mécaniciens mais notoirement insuffisants pour lustrer l’aluminium des fuselages …
Aussi, vol après vol, nos montures se chargeaient-elles de couches successives des polluants couramment utilisés dans l’aviation à moteurs à pistons : essence, huiles et graisses, liquides hydrauliques, traînées de calamine de la sortie des échappements jusqu’à la queue … Je ne sais ce qu’en pensaient les ateliers de réparation qui recevaient les appareils pour les révisions périodiques et maintenances correctives et qui devaient nous les rendre propres comme des sous neufs.
Pour nous, l’alignement d’avions malpropres sur notre tarmac était le spectacle habituel et familier : le Sky par sa taille était déjà impressionnant ; d’une saleté repoussante, il était carrément effrayant …Et avant même d’avoir donné de la voix avec ses 4 canons de 20 mm, il avait fait le vide en dessous !
19 décembre 1961
Assis et brêlé dans la cabine du 20-QK [2], je m’apprête à faire mon premier vol sur cet engin qui se situe à la charnière entre deux époques, celle du GMP (groupe moto propulseur) et celle du Réacteur. Et je me demande si la formule magique enseignée à Salon de Provence sur SIPA 12 est encore applicable aujourd’hui. Elle l’est assurément car après tout l’AD-4[3] n’est que l’ultime avatar du monomoteur de combat à hélice.
D’ailleurs je constate que dans le baquet, la position dans l’espace est la même que dans le T-6 : basculé en arrière comme dans un transat, mais hélas avec une vue vers l’avant largement occultée par ce gros moteur de 2700 ch, mais, ce qui surprend agréablement, moins que sur le T-6 pour lequel, faute de visibilité vers l’avant, la progression au sol en droite ligne était interdite et il fallait zigzaguer pour obtenir une vue latérale sur les obstacles éventuels…
La formule qui a tant impacté la mémoire des jeunes pilotes ne vaut que par l’enchaînement des initiales auxquelles on peut attribuer plusieurs significations, exemple : F pour freins, T pour tours/min, M pour moteur ou magnétos, P pour pas d’hélice, V pour volets, E pour essence, H pour harnais…auxquelles, sur Sky, il serait judicieux d’ajouter le A pour ne pas décoller ailes repliées ! L’essentiel était de ne rien oublier des manœuvres vitales à faire avant de s’aligner pour décoller.
Par la complexité du poste de pilotage et des équipements : radio-sonde, pilote automatique, tableaux de breakers, table de navigation escamotable, repliage des ailes, compresseur à deux étages … cet avion appartient déjà à l’ère suivante. Quand on est dedans on a vulgairement, le « cul entre plusieurs chaises », celle du chasseur, celle du bombardier, celle du transporteur.
Aligné pour décoller, la concentration laisse passer un peu d’émotion mais aussi beaucoup de curiosité pour ce qui va se passer… Je sais qu’au moment de lever la queue, il faut être prêt à contrer le couple qui tend à faire pivoter brutalement la machine à gauche avec un paradoxe étonnant à résoudre : la puissance maximale est nécessaire, mais cette puissance entraîne le couple maximum que la seule action sur le palonnier ne peut contenir… Il faut donc se résoudre à une action contre nature : réduire les gaz , remettre l’avion dans l’axe, puis remettre les gaz progressivement. La piste de Boufarik est assez longue pour permettre ce luxe… Par deux fois, j’ai recours à cet expédient pour rester dans l’axe !
Quelques jours plus tard, aligné pour décoller derrière un avion du 1/20, piloté par un commandant d’escadrille à son premier vol lui aussi, au lever de la queue, horrifié je le vois pivoter et sans revenir dans l’axe, sortir de la piste et mettre toute la sauce en avant pour arracher les huit tonnes de la bête et passer de justesse la clôture marquant la frontière entre l’emprise aéronautique et la partie vie de la base ! Ce pilote dut la vie au surcroît de puissance de son moteur… Pari tout de même un peu risqué. Après un certain nombre de décollages, la bonne méthode s’impose d’elle-même : accélération progressive et prudente jusqu’à la vitesse nécessaire à l’efficacité des gouvernes …
Remarquons que le Sky, un avion de la marine US, était à l’origine équipé d’une crosse d’appontage (démontée et absente sur les avions français) et donc catapultable, ce qui l’affranchissait de ces histoires de couple et de maintien dans l’axe pendant la courte course sur le pont d’envol. Mais on sait que les ponts d’envol ne sont pas légion et que tout avion, marin ou pas, doit être capable de prendre l’air d’une piste terrestre …
Le Sky a souvent été traité de « gros T-6 » ; je pense qu’en proférant cette vérité, on faisait allusion autant à son allure générale qu’à son comportement en vol : aérodynamique primaire, croisière autour de 180 kts, manoeuvrabilité très moyenne, c’est-à-dire celle d’un avion à vocation de surveillance et d’assaut maritime, ce qui sous-entend ligne droite pendant des heures.
Le choix du Wright R-3350 à 18 cylindres en double étoile est celui d’un moteur fait plus pour la croisière longue que pour les évolutions serrées : on retrouve une version voisine de ce moteur sur le Constellation civil. Aussi était-il déraisonnable d’utiliser cet avion pour l’appui aérien, ce qui se paiera par la fragilisation du matériel et une charge de maintenance corrective anormalement élevée. Pour preuve encore, cette lampe « particules » rajoutée sur la version France, qui nous « alarmait » sur la présence anormale de particules métalliques dans l’huile moteur. Les allumages justifiés ou intempestifs imposaient par prudence le retour à la base sans discussion !
Et pourtant la voltige qui est une des disciplines de base du chasseur restait au programme d’entraînement : « Voltige verticale bande » était-il indiqué sur le cahier d’ordre. Un contrôleur à la tour de contrôle, amateur et preneur de sons, m’affirma apprécier particulièrement la musique du Sky en voltige et me fit écouter l’enregistrement qu’il venait de faire de ma séance. En effet le ronronnement du moteur à pleine puissance n’avait plus rien de commun avec le son que l’on retenait le plus souvent, celui du moteur au démarrage puis au ralenti avec pétarade, fumée, ratés … rappelant plutôt le tapage des fêtes mexicaines de certains westerns américains !
Sur la voltige proprement dite, le contrôle des paramètres moteur et leur maintien impérieux dans des limites strictes pesait exagérément sur la souplesse de pilotage … La température des têtes de cylindres qui montait rapidement en montée et descendait plus vite encore en descente moteur réduit, obligeait à une action quasi continue sur le positionnement des volets de capot [4] ! Comment dans ces conditions jouir de la voltige en vol autant que les spectateurs au sol ?
En raison d’un taux de roulis médiocre, le Sky passait mal certaines figures, tous les tonneaux par exemple, dans l’axe, à facettes et surtout la barrique … cette dernière entamée à trop basse altitude et/ou sans prendre la précaution de bien monter le nez sur l’horizon en début de figure, fut cause d’accidents graves faute d’espace suffisant vers le bas … De toutes les manières, en mission, il n’était pas question de prendre de tels risques dans de téméraires évolutions trop près du sol.
« Test radio pour les Rubicon violet. lundi, mardi, mercredi, jeudi, vendredi, samedi, pas de dimanche pour les Rubicon violets ; Répondez …. ».
Ce test peu orthodoxe émanait d’une figure du 2/20 : le Lt L. dit « Le Gaulois » parce qu’arborant la belle moustache du guerrier arverne ! Quand sa mission l’amenait à proximité de camps d’entraînement fellagha situés sur le pointillé il se faisait une petite gâterie en faisant irruption de préférence en pleine cérémonie des couleurs, pour y semer la pagaille !
A l’appel de troupes au sol dont la progression est arrêtée par des tirs provenant d’une mechta. Objectif à environ 30 minutes de vol de Boufarik. Approches à basse altitude, largage des bidons un par un comme à l’exercice. Les tirs de roquettes qui ponctuent l’engagement sont plus précis mais moins spectaculaires. Mon numéro deux qui a corrigé mon deuxième bidon par rapport au résultat du premier se dit satisfait. L’essence gélifiée est l’arme d’Attila : plus rien ne pousse sur une surface sans doute exagérée par rapport à la taille de l’objectif ! Plus personne ne se manifestant dans la mechta, la mission est considérée comme accomplie et nous reprenons le cap retour.
Avec mon camarade L., on décolle chargés chacun de 12 bombes de 120 kg pour une intervention sur une arme automatique bien embusquée dans un paysage chaotique de rochers du côté de Rechouîa. Nous trouvons sur les lieux un Piper qui avec d’infinies précautions, balance un fumigène aussi près que possible de notre cible et nous passe la main : il jouera son rôle habituel de régleur de tirs d’artillerie. D’un commun accord , nous décidons de tirer nos bombes une par une, sachant que seule la précision viendra à bout de ce tireur. Soit 24 passes à nous deux. La mission prend alors la forme d’un exercice … la visée est faite au collimateur en piqué accentué, presque à la verticale, avec des commandes de vol qui se durcissent avec la vitesse, ce qui rend les corrections ultimes de trajectoires quasiment impossibles, d’où l’intérêt de soigner la visée dès le départ en piqué. Le Piper observe les impacts et annonce à chacun ses écarts. A défaut de précision absolue, nous comptons aussi sur l’effet de choc pour neutraliser le tireur : nos précisions sont comme toujours en bombardement, variables de quelques mètres à 20 mètres et aucun projectile n’aboutit à un coup direct. Le tireur continue de tirer après les premières passes puis s’arrête complètement, sans pouvoir affirmer qu’il a été définitivement neutralisé. 24 bombes de 120 kg pour un seul bonhomme, soit 2880 kg. La note est plutôt salée ! Mais lorsque des bombes sont accrochées sous les plans, on ne prend pas le risque de les ramener au terrain et la meilleure façon de s’en débarrasser est encore de les tirer !
L’ambiance générale à Boufarik est celle d’une fin de période. Les grandes opérations du général Challe sont derrière nous et ont largement rempli leur rôle : à l’intérieur du territoire algérien, les bandes armées ont fondu comme beurre au soleil et les barrages électrifiés interdisent les renforts et les ravitaillements. L’effort principal se reporte alors sur les frontières où les tentatives de franchissement sont incessantes. Pour traiter les petits groupes qui tentent de passer la nuit, l’escadre met au point avec les unités au sol un schéma complexe de bombardement nocturne sur échos radar à partir de repères matérialisés par des projecteurs de DCA. Ces missions incombent aux détachements de Bône (1/20) et de Tebessa (2/20) pour la frontière tunisienne et se poursuivront au-delà du cessez le feu, jusqu’au moment où l’ALN sera autorisée à rejoindre ses cantonnements algériens.
Tebessa est idéalement située pour intervenir rapidement sur la frontière tunisienne à la hauteur de l’ « Alsace-Lorraine » (ou A-L) ainsi nommée parce que rappelant de façon symbolique le dessin de la frontière franco-allemande à cet endroit ! Nous y avons un gros détachement de 8/9 avions, soit presque la moitié de la dotation de l’escadron. Tebessa que je connais bien pour y avoir fait un précédent tour d’opérations en 1956, est situé au fond d’une cuvette environnée de hautes collines souvent accrochées par mauvais temps.
Ce jour-là – 26 décembre 1961 – j’ai à assurer une relève avec 4 avions. Parvenu à proximité de la barrière rocheuse, je constate que les sommets sont accrochés … Le terrain n’est accessible qu’en vol à vue car dépourvu de moyens d’approche. Il faut donc trouver l’échancrure qui nous permettra de basculer dans la cuvette. Je me souviens qu’aux commandes du MS 733 de 1956 poussif et plus lent, nous sortions de la dite cuvette en suivant la route de Soukiès – où nous avions un détachement – …Nous longeons donc la paroi au sud jusqu’à intercepter cette route … la navigation routière marche une nouvelle fois et nous tire d’embarras : je m’engage toutefois seul par précaution, puis donne le signal à mes trois équipiers lorsque je constate que le passage est praticable sans risque … bingo ! Et c’est tout de même plus tranquille avec une machine plus puissante.
En même temps que la piste, le terrain de Tebessa se montre sous un nouveau jour : là où il n’y avait que des tentes Saga, apparaissent des baraques Fillod qui témoignent que l’état de ‘maintien de l’ordre’ se prolongeant, il aura fallu passer de la toile à un matériau un peu plus durable … Même observation pour le mess qui n’existait même pas en 1956, ce qui nous obligeait à prendre pension en ville chez les biffins. Sur la base, le nouveau mess est encore très loin de sa première étoile si l’on en juge par la propreté des murs : les menus de plusieurs années s’étalent non pas en lettres d’imprimerie, mais plus crument sous forme d’échantillons de matières séchées mais encore identifiables pour certaines traces … En quelque sorte une forme d’expression nouvelle susceptible de passer pour de l’art moderne, mais aussi pour dire clairement ce que l’on pense du repas ! Il faut dire aussi que depuis 1956, plusieurs escadrilles se sont succédées et ont cohabité à plusieurs reprises, dans un climat de rivalité à la fois franche et triviale, si l’on en juge par les témoignages laissés sur ces murs.
11 janvier 1962 – Décollage sur alerte pour intervenir à la bombe de 500 lbs sur des échos radar dans le no man’s land de la frontière. Il est pas loin de minuit, j’ai mis en route et roulé tout de suite vers le point de manœuvre en espérant que ma température d’huile atteindra les 40° exigés avant de pouvoir mettre la pleine puissance pour décoller … ce qui n’est pas le cas, je suis donc obligé de marquer l’arrêt et garde l’œil sur cette aiguille qui n’en finit pas de monter. Non, le Sky n’est pas l’avion idéal pour décoller en urgence, à moins de maintenir le moteur chaud par des mises en route répétées …
En l’air, j’établis le contact avec le sol qui me donne la position du projecteur et des échos par rapport à ce projecteur. Mon schéma de bombardement m’impose de passer à la verticale du projecteur à 10000 pieds, de me mettre en descente à la bonne distance des échos, puis d’arrondir à 6000 pieds au dessus du relief et de larguer les bombes en vol horizontal. Ce schéma a été mis au point par expérimentations successives. Les points clés en sont le projecteur et le top de la mise en descente qui décide du point d’impact de la première bombe. Les bombes sont larguées simultanément ou en traînée pour couvrir largement la zone de l’objectif. La précision n’est certainement pas celle du Norden [6]. mais le principe était de faire peser sur tous les mouvements des bandes armées une menace dissuasive … Bien entendu, nous n’avons jamais eu de retour précis sur les résultats de ces bombardements.
Les pourparlers pour un cessez-le-feu sont en cours à Evian. L’indépendance de l’Algérie étant en vue, les forces de l’ALN, concentrées sur les frontières, multiplient les incursions et les coups de main sur les barrages, vraisemblablement pour se donner de meilleurs atouts dans la négociation. Sur le pointillé Est, les postes tunisiens sont, depuis l’affaire de Sakiet, équipés de gros calibres et prennent pour cible tout appareil passant à portée de tir. La réponse à cette menace est la multiplication des missions de surveillance. Toutefois, par précaution, le PC air de notre secteur instaure une zone d’interdiction de survol à moins de 1500 pieds d’altitude et jusqu’à 2 km de distance le long de la frontière.
C’est ainsi que l’on verra à chaque impact reçu, le responsable de ce PC venir faire sur le parking sa petite enquête balistique pour vérifier l’angle sous lequel le projectile avait pénétré dans le métal, en déduire l’altitude et donc le non-respect des consignes, tout en opposant une fin de non recevoir à toute objection relative aux attitudes possibles de l’appareil au moment de l’action ! Il fallait donc se résoudre à accepter désormais un certain état d’infériorité dans nos affrontements aux frontières … L’indicatif de ce PC Air étant « Clairon », il n’échappera pas, dans notre Journal de Marche, au sobriquet de « Clairon de l’armistice ! ».
7 février 1962 – RAV centre et sud frontière tunisienne. A basse altitude (500 pieds environ) , je « brique » le sol que je survole pour y déceler le moindre mouvement suspect et j’aperçois assez loin devant, une bâtisse. En la survolant j’ai la surprise de voir une arme sur la superstructure et…le drapeau rouge avec croissant et étoile, tunisien évidemment. Autant pour moi… je passe mon chemin, repasse en Algérie et continue ma mission. Au retour au parking, le mécano attire mon attention sur un détail croustillant, j’ai 8 estafilades sur les capots moteur et le long du fuselage. J’ai été aligné de face avec une précision redoutable, du petit calibre heureusement : le Sky a encaissé le choc sans broncher. Merci le Sky ! Le chef du PC Air n’est pas venu enfiler son crayon dans les trous …
Février et mars 1962 reçoivent leur lot de RAV -1 à 2 par jour- jusqu’après le 18 mars, jour de la signature des accords d’Evian. Ces missions ainsi que les appuis feu sont soulignés de rouge continu sur mon carnet de vol pour les distinguer des missions de survol de territoires hostiles soulignées de tirets rouges. Les traits rouges n’apparaissent plus après le 30 juin 1962, ce qui signifie que l’état de guerre et d’hostilité a officiellement cessé à cette date.
Depuis le coup de sang de Bourguiba contre la base aéronavale de Bizerte en juillet 1961 -encore tout frais dans les mémoires- un calme relatif est revenu sur cette base, mais la vigilance perdure : il faut montrer périodiquement ses « gros bras » surtout de nuit… Notre savoir-faire en matière de bombardement nocturne est tout à fait exportable en Tunisie et plus précisément sur et aux abords de la base : les repères lumineux sont toujours en place et on peut penser que leurs positionnements non seulement sont judicieux, mais ont aussi fait leurs preuves. Nous ne sommes autorisés qu’à des runs fictifs mais assez bruyants pour impressionner l’ennemi éventuel.
Ces missions doivent être répétées pour maintenir la pression. A mon compte personnel, six missions jusqu’en juin 1963. L’intérêt secondaire de ces « expéditions » était touristique et commercial : Bizerte étant la ville du fer forgé, nous ne partions pas sans quelques commandes à satisfaire et pas avec n’importe quel avion : il nous fallait la cabine arrière de la version AD-4N. A Bizerte, les traces des combats sur les façades étaient encore là, et cependant nous étions reçus à l’hôtel, comme au restaurant et dans les souks sans aucune manifestation rancunière. La Tunisie comptait déjà sur la clientèle occidentale pour engranger les richesses d’un tourisme prometteur …
Retour à Boufarik, en longeant la côte…avec la radio dans les écouteurs … C’est au retour d’une de ces missions sur Bizerte que la nouvelle du cessez-le-feu nous parvint.
Figure politique algérienne relativement modérée, ce personnage était tout désigné pour assurer la transition délicate de l’Algérie française à l’Algérie algérienne. Je ne saurais dire si ce « président de l’exécutif provisoire » qui n’exerça cette fonction que d’avril à septembre 1962, avait le plein agrément du GPRA (Gouvernement provisoire de la République Algérienne), mais je suis certain en revanche que l’OAS, farouchement opposée à la position gaulliste, représentait une menace sérieuse contre l’existence même de cette entité. Raison suffisante pour en assurer la protection par tous moyens utiles. C’est ainsi qu’eut lieu le 30 mars, la première mission de DA (défense aérienne) à partir du terrain de La Réghaïa, sur des objectifs dits d’opportunité …
Ces missions se répèteront pour moi à 4 reprises en juin 1962 . Elles sont soulignées de tirets rouges même si elles n’ont donné lieu qu’à des exercices d’interception et d’identification d’appareils divers dont les intentions n’étaient pas nécessairement hostiles. Les moustiques sous la tente l’étaient davantage et nous sommes plusieurs à garder un souvenir cuisant de nuits blanches sans moustiquaires !
Le retour de l’ALN dans sa nouvelle patrie ne se fera pas sans exactions : barrages et contrôles inopinés sur les voies de communication, expéditions punitives, prélèvements sanguins forcés sur le bord des routes au profit des soldats de l’ALN blessés, enlèvements et séquestrations de pieds noirs ou notables algériens … Nous interviendrons en août et septembre sur plusieurs situations critiques: attaque de ferme, protection de nos troupes au sol, surveillance d’axes routiers.
Hormis ces menus suppléments au maintien de l’ordre, nous reviendrons à nos entraînements préférés du temps de paix : formation des jeunes pilotes, exercices de tirs sur les divers champs de tir, navigations en tous genres y compris touristiques et très lointaines …
Pour corser les assauts à basse altitude, j’impose l’utilisation de cartes à grande échelle (au 1/50 000) et de photos d’objectifs quand elles existent. En me calquant sur les assauts effectués sur F-84F à 350 kts sur des cartes au 1/100 000, je constate qu’à 180 Kts sur la 1/50 000, on obtient à peu près la même vitesse de défilement. Excellent donc pour notre retour imminent sur le théâtre européen ! Malheureusement, ce ne fut pas au goût de tous … en opérations, la 1/200 000 était plus pratique compte-tenu des étendues à couvrir : pour la partie nord de l’Algérie jusqu’aux puits de pétrole sahariens, la collection complète des cartes nécessaires était contenue dans un porte-cartes standard que chacun organisait soigneusement à son goût pour rendre plus facile l’accès en vol à la bonne carte !
L’escadre y envoie 15 avions aux ordres du Cne Régnier, nouveau commandant du 2/20, qui tenant à faire une arrivée spectaculaire à Reims, impose d’effectuer le voyage (4h40 de vol) en dispositif. La météo favorable au départ, se détériore peu à peu et nous oblige à monter plus haut que prévu pour rester en conditions VFR. Passée l’altitude du Mont Blanc, nos mécanos qui sont dans la cabine arrière sans oxygène, crient grâce et nous obligent à revoir nos prétentions à la baisse et à revenir à la formation de base à deux avions en IFR et à une altitude plus respirable ! C’est donc en ordre dispersé que nous nous posons à Reims. Pour mon compte, quatre sorties dites ‘Valmy’, dont trois reconnaissances armées et le point d’orgue que constitue l’attaque à la bombe (fictive) du fort Saint-Hilaire.
Le 15 du même mois, expédition à Bône avec crochet par Timgad et Djemila (ville antique de Cuiculum) où nous pouvons enfin nous attarder et comparer les urbanismes romain et arabe non dénaturé par le style colonial – casbah par exemple. Il est curieux que les autochtones n’aient jamais tenté de s’approprier la logique de l’exemple romain qui aboutit à des villes bien ordonnées et aérées, très en avance sur leur temps.
29 et 30 novembre 1962 : périple Boufarik – Biskra – Touggourt -Hassi Messaoud – Fort Lallemand – Fort Flatters – Ouargla – El Goléa – Ghardaïa – Berain -Laghouat – Djelfa – Boufarik avec poser à Fort Flatters et escale à Ouargla.
Fort Flatters est le point le plus au sud de ce voyage (à 3h20 de Boufarik). Le Tassili qui culmine à 2158 m et le Hoggar à 3003 m, un peu plus loin au sud sont bien tentants mais à plus de 2 heures de vol pour les monts du Tassili. La navigation dans ces étendues désertiques avec des cartes trop peu détaillées est plutôt hasardeuse. Fort Flatters est heureusement doté d’un radiophare. Les légionnaires qui ne voient pas grand monde sont très hospitaliers, surtout au comptoir et l’eau (H2O) y est trop rare pour être gaspillée dans les libations !
Diamétralement opposée à Bizerte pour ce qui est du trafic et il n’est pas question de justifier ces missions par des exercices de bombardement fictif !
En revanche, les Vautours de la 30ème EC nous interceptent volontiers, au retour surtout, pour nous escorter et veiller à ce que la charge utile de ces missions soit amenée à bon port. Charge utile, c’est-à-dire pendules 400 jours, pièces d’échec en ivoire, Sunbeams, Raybans, cannes à pêche et moulinets Mitchell, quelques bouteilles de Johnny Walker (ou Ancestor pour les fines gueules) et cartouches de cigarettes, qui sont autant de cadeaux de départ appréciés de tous, du simple soldat aux officiers … sans oublier le service médical, les moyens administratifs et généraux et surtout l’EMT auquel on doit des avions comme neufs quand ils sortent de révision.
Au pied du Rocher, c’est la base britannique qui nous héberge sur les Pull Man de son club. Sur le parking en revanche, on ne nous aide pas beaucoup à détailler les caisses de 12 en petits emballages de 3 pour charger plus facilement nos cabines ! Les deux mécanos qui nous accompagnent ont souvent quelque peine à se loger dans les deux appareils…
Colomb Béchar est la base scientifique bien connue à laquelle est associé le programme initial du lanceur Diamant. Il se trouve que ce site est situé à une centaine de kilomètres au sud-ouest de Figuig, belle oasis marocaine, à la frontière algérienne, formant saillie sur le territoire algérien. Lesquels Algériens, aidés des français, ont par le passé, littéralement asphyxié ce lieu en le coupant de l’oued qui lui fournissait l’eau pour ses palmiers. Situation classique où l’on joue sur l’accès à l’eau pour éliminer le concurrent.
A peine obtenue, l’indépendance algérienne réveille les vieilles rivalités entre « frères » algériens et marocains sur certains points litigieux de leur frontière commune, à Figuig notamment où se déclenche la « Guerre des Sables » au-dessus de laquelle nous sommes envoyés pour ramener le calme ! La proximité de Colomb Béchar et de sa piste justifiait également que l’on y fasse escale et accessoirement un peu de tourisme, dans sa palmeraie, à dos d’âne, ce qui nous changeait de nos Sky habituels !
Dans la perspective d’un proche retour dans la vraie chasse , nous sommes gratifiés d’une tournée des grands ducs :
– A Tours (l’Ecole de Chasse), pour montrer aux élèves le dernier chasseur à hélice ! Un peu de cravate donc, à coup de décollages à pleine puissance, passages tonitruants et « taxiing » ailes repliées. Au dernier décollage, dans ce climat inhabituel d’excitation, j’oublie de rentrer mon train et c’est le contrôleur de la tour qui me rappelle à l’ordre !
– A Cazaux, pour le Congrès annuel de la Chasse. On en était encore au format à 15 escadres à 2 ou 3 escadrons, en comptant la 33èmeER, la 30ème ECN et la 20ème soit 850 avions de combat …Mais c’était aussi le temps de la transition, l’introduction récente du F-100 puis celle du Mirage III et la dissolution annoncée de plusieurs escadres dont la nôtre – la 20 – dès fin-1963, puis la Neuf et la Une à suivre…
Le Général Accart (héros de la campagne de 1940) honorait ce congrès de sa présence et captivait l’auditoire par l’évocation de ses souvenirs de guerre et du sort tragique de sa dernière mission sur Curtiss H-75. Parmi les participants actifs, j’en distingue un dont l’intervention fut à la fois brillante, objective, non dépourvue d’humour… Par la suite, il devait confirmer ce talent dans ses articles du Piège (revue des Anciens Elèves de L’Ecole de l’Air) signés …. Salini.
… Un entraînement pour la qualification SCP (sous-chef de patrouille) du Ltt d’Ouince, dont il me reste une image (en mémoire): celle de ce jeune fougueux dans une position osée, carrément à la verticale, suspendu à son hélice pour échapper à son adversaire !
Enfin, en guise de conclusion, ces deux images symboliques d’une fin d’épisode :
Triste conclusion d’une guerre qui n’en fut pas une, officiellement du moins, et qui n’eut pas non plus, en toute logique, de fin heureuse …
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[1] La forme 11 permet le suivi de l’état technique de l’appareil, les pilotes y inscrivant les anomalies constatées en vol et les mécaniciens la totalité des opérations de maintenance et de réparation.
[2] Dernières lettres de l’indicatif international, le Q signalant que l’appareil appartient au 2/20 Ouarsenis.
[3] ) L’une des multiples versions du SKYRAIDER. L’Armée de l’Air ne possédait en fait que deux versions : l’AD-4 version attaque équipée de grands freins de piqué latéraux, inopérants sur la version française, et l’AD-4N version surveillance maritime avec cabine arrière pour deux radaristes, utilisée en France pour le seul transport de deux passagers.
[4] Les volets de capot permettent de réguler le flux d’air assurant le refroidissement des cylindres.
[5] Réservoirs contenant du liquide incendiaire.
[6] Appareil de visée standard des bombardiers alliés de la deuxième guerre mondiale.
Remerciements: à Jean Fleury pour sa relecture attentive, à Christian Boisselon pour la mise à disposition de photographies.
Les fanas de Skyraider auront reconnu le magnifique Skyraider F-AZHK alias ’20-LN’ (même si sur certains clichés j’ai choisi de gommer l’immatriculation civile) de l’Association française pour la recherche et le maintien en vol d’avions historiques. Ce Sky est magnifiquement entretenu et piloté par une poignée de personnes dévouées, sur l’aérodrome d’Avignon-Caumont. Ne manquez pas d »aller voir ce Skyraider dans les meetings …