Pour chaque individu normalement constitué qui, pas à pas, découvre la vie en essayant de construire la sienne et de concrétiser ses plus beaux rêves, « la première fois » représente une étape importante : un fait marquant. Pour un jeune garçon, élève pilote, la première fois qu’il se retrouve seul à bord d’un avion est au moins aussi importante que « la première fois qu’il prend une fille dans ses bras ». Air connu …
Nous sommes à l’Ecole des pupilles de l’air, en 1960. Les élèves des classes préparatoires à l’Ecole de l’air ont la possibilité de voler sur avion, sur planeur et aussi de sauter en parachute. Ces activités se pratiquent sur le terrain d’Eybens, transformé depuis en village olympique. Depuis quelques mois, nous essayons de déployer nos ailes sur Jodel D.112, à roulette arrière, sans batterie, sans radio, et dont les freins ont été rendus inopérants pour préserver l’hélice.
Deux ou trois tours de piste qui se passent bien. Henri, le moniteur, descend de l’avion après m’avoir prodigué ses derniers conseils, souhaité « bonne chance », puis refermé sa ceinture et verrouillé la verrière. Très excité à l’idée de pouvoir enfin être seul maître à bord, j’ai vécu cet événement comme un dû, trop longtemps attendu. Pas impressionné du tout, après un coup d’œil à peine étonné sur le siège vide à coté de moi, je décolle normalement, tiré par les 65 chevaux de mon « racer » et je fais deux tours de piste. R.A.S. Ce fut un lâcher classique, avec l’avion sur lequel j’avais été formé.
Quelques semaines plus tard, le même scénario se reproduit, sur le même terrain, en planeur. L’apprentissage en double commande se fait sur Castel 25 S, un planeur biplace dans lequel l’élève et l’instructeur sont placés côte à côte, et nous sommes lâchés sur Nord 1300, un petit planeur monoplace que nous n’avons, bien sûr, jamais piloté. L’ambiance n’est plus tout à fait la même que pour le lâcher sur Jodel. Depuis quelques temps les discussions vont bon train avec les anciens, qui ne sont pas avares de leur expérience. La bête est plus légère et plus nerveuse que le biplace et un patin en forme de ski remplace la roue.
Il s’agit surtout de bien doser les actions sur les commandes et de maîtriser l’envol, pour ne pas perturber la trajectoire du « Tigre (très) mou » (De Havilland Tiger Moth) qui nous remorque. Heureusement, à 20 ans, on ne doute de rien. Les petites plaisanteries faites par les copains qui m’aident à me brêler dans le planeur et les encouragements de Monique, notre monitrice, détendent un peu l’atmosphère et calment une excitation qui grandit face à l’inconnu. Tout se passe bien. La pente de Champagnier « donne » et, pour ce premier vol solo, je tiens une heure en l’air. Le soir, au dortoir, très fier, je n’adresse pas la parole à tous mes camarades.
Suit le lâché sur Fouga : R.A.S., mis à part la colère des poissons rouges après que les anciens, déjà lâchés, m’aient précipité pour le bain traditionnel dans le bassin qui décore la Division des Vols.
Plus tard à Tours, le lâché sur T-33 est un peu plus impressionnant. L’avion est plus gros et il faut une échelle pour atteindre le cockpit. Dans les deux cas, il s’agit cependant d’un premier vol, seul, aux commandes d’un avion connu et dans lequel on ne voit pas le moniteur, installé derrière. La routine …
Le premier et le troisième escadron étaient dotés de T-33 Canadiens, équipés de réacteurs Rolls-Royce Nene 106, celui de l’Ouragan.
Le deuxième escadron était doté de T-33 US équipés de réacteurs Allison. Ce modèle équipait aussi le CEVSV et les sections de liaison des escadres. Le quatrième escadron était doté des premiers T-33 S pour « standardisés », équipés de Nene 106 et de tableaux de bord modernisés (palette de train, tableau de pannes etc. )
J’aimais beaucoup cet avion qui était très manœuvrant en vol, avait du pétrole et était très stable en VSV. Mais au sol c’était une vraie charrue, pour rester poli : des pédales de freins mal fichues et sur lesquelles il fallait appuyer comme une brute. Une roue avant qui pouvait rester bloquée orientée si le pilote avait la délicatesse du ‘bûcheron canadien’. Il fallait alors faire appel à un mécano qui poussait sur le nez pour la remettre dans l’axe.
Le nez était très lourd. Après 70 heures passées aux commandes à Tours, au décollage j’avais beaucoup de mal à savoir si la roue avant était en l’air ou toujours au sol. Ce n’est que plus tard, en escadre et avec plus d’expérience des décollages lourds, que j’ai enfin pu sentir la roulette. Quand les réservoirs de bouts d’ailes étaient pleins il fallait tirer sur le manche comme un malade pour la soulever, puis relâcher doucement et progressivement la traction pour ne pas décoller au second régime, c’est-à-dire avant 115 ou 120 kts.
Un levier, pas une palette, de commande de train agrémenté d’un bouton poussoir de verrouillage et de déverrouillage, bien caché entre l’accoudoir du siège éjectable et le flanc de la cabine. Une plage neutre au manche pour le gauchissement, pas facile à maîtriser pour peaufiner le cap, surtout en VSV. Je ne me rappelle pas de vraie limitation pour vent fort, sauf pour la composante vent de travers et pour la verrière.
Une aiguille normale pour le badin, complétée par un tambour horizontal gradué, pour préciser la vitesse au nœud près. Et une aiguille pour indiquer le mach limite. Au dessus de 35 000 ft, l’écart entre la vitesse de décrochage et la compressibilité (le mach limite) n’était que d’une vingtaine de kts … il fallait vraiment surveiller les deux aiguilles pour ne pas sortir du domaine de vol !
A l’Ecole de Chasse, à Tours, avec l’arrivée des derniers contrôles en vol sur T-33, l’ambiance commence à monter dans notre petit groupe d’une quinzaine d’élèves pilotes. Nous regardons, de plus en plus souvent et de mieux en mieux, les Mystère IV des anciens. Enfin, c’est le grand jour : notre promotion, presque au complet, est mutée au 5ème escadron, celui qui est équipé de Mystère IV. Nous rejoignons d’abord l’escadron d’instruction au sol où nous débutons deux ou trois semaines de cours pour découvrir et apprendre l’avion. Les choses sérieuses commencent.
Copyright: Denis Turina, avec Eric Moreau pour les photos, et escadrilles.org